Ne tirez pas sur le pianiste

12/1945

 

L'Assemblée Nationale Consultative vient de débattre longuement la question des Comités d'entreprise. Sans doute est-ce une date dans notre histoire. La classe ouvrière française accède à sa majorité. Désormais, elle participe à la gestion de l'économie. Nous avons d'ailleurs été précédés dans cette voie par plusieurs pays, et, en particulier, par l'Angleterre. Nous dirons ici, un de ces jours, combien profonde y est la révolution sociale. Quoi qu'il en soit, une expérience se tente en France dont la portée peut être considérable.

Cette expérience mérite qu'on mette tout en œuvre pour qu'elle réussisse. Une classe ouvrière qui trouverait vraiment sa place dans la nation, c'est la paix sociale assurée. Toutes les classes y ont intérêt, paysans et bourgeois aussi bien qu'ouvriers : il y va du destin de notre patrie, qui saura résoudre ce problème ou connaîtra le chaos des révolutions.

Mais pour que cette expérience réussisse, il faut un minimum de prospérité des entreprises. Le patron n'aura l'esprit de conciliation nécessaire, les ouvriers n'auront les salaires rémunérateurs indispensables à leur sérénité dans la discussion que si « les affaires marchent ». Or certaines maladresses ne risquent-elles pas d'empêcher cette prospérité ?

Il faut d'abord que les affaires paient. Nous vivons sous un nécessaire régime de contrôle des prix. Nous n'en attaquons pas le principe, il est indiscutable. Mais le blocage absolu ne nous mène-t-il pas à la ruine ? On ne permet pas l'incorporation des dernières hausses de salaires. C'est systématiquement paralyser l'économie. On ne peut pas obliger un patron à produire au dessous de son prix de revient. Tôt ou tard, c'est la culbute, et dès à présent le freinage aux ventes. Aucune coercition ne peut rien là contre. Tout travail mérite salaire, et celui du patron aussi bien que celui des ouvriers.

On craint sans doute que des hausses nous entraînent dans le cycle infernal, la hausse s'engendrant toujours elle-même. Cette crainte n'est pas chimérique. Mais le blocage artificiel et presque contre-nature des prix est-il le seul remède ? Nous sommes en grande partie les victimes d'un change qui n'est plus le reflet des parités économiques. Le dollar à 50 francs, et la livre à 200, c'est un change purement artificiel. Donnons un exemple. Sur cette base, l'ouvrier anglais gagne moitié moins que l'ouvrier français, et pourtant son pouvoir d'achat est à peu près deux fois supérieur ! En économie la logique se venge. Si nous voulons assurer aux ouvriers un salaire rémunérateur en permettant aux entreprises de vivre, il faut renoncer à cette erreur.

En même temps qu'on bloque les prix de façon si dangereuse paraît la loi sur la confiscation des profits illicites. Là encore le principe est indiscutable. Il ne faut pas que certains se soient enrichis par le malheur de la patrie. Notre ruine ne doit pas faire la fortune de quelques mercantis. Mais ici encore quel danger dans l'application ! Je ne parle pas seulement d'inquisitions tracassières nuisibles à la paix sociale. Une certaine manière de soupçonner tout le monde crée un climat  regrettable dans le pays. Je sais bien que le Gouvernement a affirmé que le reversement des profits illicites n'est pas infamant. Néanmoins, les langues vont leur train et cette mesure risque toujours d'apparaître comme une sanction.

Surtout s'il est essentiel de faire « cracher » ces profiteurs qui ont construit des fortunes sur notre détresse et même sur notre honte, il faudrait se garder de généraliser et de trop étendre la mesure. Il est indispensable que les entreprises gardent une trésorerie large. Déjà, beaucoup d'entre elles ont dû utiliser le principal de leurs disponibilités pour entretenir leur personnel alors qu'elles chômaient, ou presque. Et elles vont avoir des tâches énormes à assumer. Les stocks sont tombés à zéro : il faut les reconstituer. Les machines ont travaillé dans de détestables conditions, le matériel n'a pas été renouvelé depuis six ans ; un nouvel équipement s'impose à nos industries. Des tâches plus grandes encore les attendent, telles que d'essaimer aux colonies pour que ce soit nous qui les mettions en valeur, et non pas les capitaux étrangers. Ah ! attention de ne pas tuer la poule aux œufs d'or.

Qu'on ne compte pas non plus sur ces confiscations pour restaurer les finances de l’État. Le profit des confiscations se perd toujours dans les sables. Le milliard des congrégations est une aventure qui se renouvelle périodiquement dans notre histoire.

Prenons bien garde : quand on veut commencer le bal, ce n'est pas le moment de tirer sur le pianiste.